Les Romands, nos indispensables Confédérés
Le Temps - Elle est la conseillère fédérale aux origines les plus éloignées géographiquement de la Suisse romande, Wil dans le canton de Saint-Gall. Karin Keller-Sutter connaît pourtant très bien notre coin de pays. Elle a étudié à Neuchâtel, et son français est parfois plus précis que celui de certains Romands sous la coupole fédérale…
«A quoi sert la Suisse romande?» La rédaction du Temps m’a soumis une question difficile. Autant se demander à quoi «sert» la Suisse alémanique, italophone ou romanche! La notion utilitaire de «servir» s’applique mal à ce domaine. Cela dit, je suis persuadée que la diversité culturelle et linguistique fait partie des atouts majeurs de notre pays et contribue grandement à son attractivité, également sur le plan économique.
Avant de développer ce point, j’aimerais commencer par dire ce que la Suisse romande signifie pour moi personnellement. Elle a occupé – et occupe encore! – une place importante dans mon parcours.
Une bonne image de la Suisse romande dès mon enfance
Mon enfance s’est passée assez loin de la frontière linguistique et de la Suisse romande, à Wil, «la porte du Toggenburg» dans le canton de Saint-Gall. Pourtant, très tôt, mes parents m’ont transmis une image très positive des Romands. Jeune soldat pendant la Mob, 1939-1945, mon père avait passé son service actif dans le Jura, où il avait noué des amitiés.
Et c’est bien l’histoire de la petite Gilberte de Courgenay qu’on nous racontait en famille, symbole s’il en est de notre cohésion nationale! Quant à ma mère, elle avait travaillé comme jeune fille au pair à Lausanne, une expérience qui l’a beaucoup marquée. Je me souviens très bien de certaines de ses anecdotes, comme le jour où elle a vu le général Guisan sortir à cheval à Ouchy!
Mes parents tenaient un restaurant à Wil. Tout près se trouvait une importante entreprise de machines agricoles, et à chaque vente de tracteurs, les clients étaient invités dans notre restaurant. Il n’était pas rare que ce soit des Romands et ils appréciaient particulièrement que ma mère s’adresse à eux en français. Elle me faisait passer de table en table pour saluer les convives d’un simple «bonjour». Une première immersion!
Après l’école primaire et secondaire, j’ai décidé d’étudier en Suisse romande. Encouragée par mes parents, qui avaient compris l’importance des langues, je me suis inscrite à l’Ecole supérieure de commerce de Neuchâtel (entre-temps devenue Lycée Jean-Piaget). A cette époque, j’avais un petit ami neuchâtelois. Chacun sait que l’amour est le meilleur moyen d’apprendre une langue!
Mais bien plus que ça: j’étais souvent dans sa famille et j’y ai découvert tout ce qui contribue à faire vivre une langue: une culture, une histoire, une région avec son tissu économique. Je me souviens d’avoir vécu le chômage de son père, un ingénieur, au moment de la grande crise horlogère. Des années plus tard, quand je suis retournée à Neuchâtel en tant que conseillère d’Etat de Saint-Gall pour Expo.02, j’ai été frappée par l’énorme transformation et le dynamisme de Neuchâtel.
Le Québec, l’autre expérience linguistique
Eclairantes ont aussi été mes expériences pendant mes études de sciences politiques à l’Université de Montréal. J’y ai observé les relations difficiles entre francophones et anglophones, qui cohabitaient davantage les uns à côté des autres qu’ils ne vivaient vraiment ensemble. Je me suis d’ailleurs beaucoup identifiée aux Québécois: lorsqu’on m’adressait la parole en anglais, je répondais en français, par principe. J’ai compris alors quelle chance nous avions en Suisse de vivre – malgré toutes nos différences et divergences – une relation beaucoup plus harmonieuse entre les communautés linguistiques.
La comparaison a bien sûr ses limites. Le contexte historique, culturel et géographique diverge fortement entre le Canada et la Suisse. Je ne peux donc m’exprimer que pour la Suisse et je constate que nous avons des institutions très solides, avec un système fédéraliste et surtout une démocratie directe qui crée un lien particulièrement fort entre tous les Confédérés.
Mais la paix entre les cultures et les langues ne va pas de soi! Ni ailleurs, ni en Suisse. Rappelons-nous le fameux discours de l’écrivain Carl Spitteler, «Unser Schweizer Standpunkt» («Notre point de vue suisse»), tenu en décembre 1914. La Première Guerre mondiale avait suscité de fortes tensions entre Romands et Alémaniques, les premiers ayant sympathisé avec la France et les seconds avec l’Allemagne. La cohésion nationale et, pour certains, même la paix étaient en jeu. Spitteler avait alors rappelé aux Suissesses et aux Suisses: «Voulons-nous ou ne voulons-nous pas rester un Etat suisse, qui, vis-à-vis de l’étranger, représente une unité politique?» Ne l’oublions jamais!
Par la suite, dans ma vie de femme politique, j’ai souvent eu l’occasion de vérifier ce constat. Ainsi, en tant que cheffe du Département fédéral de justice et police, j’ai présidé la Commission tripartite interjurassienne, qui s’occupait entre autres de la votation de l’appartenance cantonale de la ville de Moutier. J’ai observé à quel point les rapports entre communautés peuvent parfois être compliqués. Le fait que je vienne du canton de Saint-Gall, canton assez éloigné du Jura et de Berne, était plutôt apprécié par les parties concernées, et permettait de prendre du recul par rapport aux défis à relever.
Discuter des problèmes!
Ces expériences personnelles et professionnelles ont renforcé ma conviction que la paix civique et des relations harmonieuses entre les régions linguistiques sont essentielles. Elles représentent, dans le cas de la Suisse, un atout majeur, une marque de fabrique, qui suscite autant d’étonnement que d’admiration sur le plan international. Cela ne signifie pas qu’il faille effacer ou nier les différences. Elles sont une réalité et font partie de l’identité de notre pays.
Prenons un exemple: depuis que j’ai repris le Département fédéral des finances, où les défis en matière de finances publiques sont importants, je me suis retrouvée au milieu d’un débat non seulement de comptable, mais surtout philosophique. Un débat sur ce qu’est et devrait être l’Etat, d’où émergent des idées à première vue fortement différentes, des divergences en apparence insurmontables: de l’idée «tout à l’Etat» à l’idée libertaire d’un Etat invisible et impuissant.
Nul besoin de dire ici quelle tendance est habituellement attribuée aux Romands. Bien sûr, la compréhension de l’Etat en Suisse romande d’un Suisse romand est plus marquée par la culture française que celle d’un Alémanique. On peut l’observer dans tous les partis politiques. Mais cet axe de tension ne peut être attribué exclusivement à la culture – et de toute manière il a évolué depuis la crise du Covid-19. Les crises déstabilisent et l’appel à l’aide de l’Etat se fait entendre aujourd’hui plus rapidement que par le passé, même en Suisse alémanique et dans les milieux économiques.
Pour un Etat fort et solide!
On résout rarement des problèmes en se focalisant sur les extrêmes. Je suis convaincue que dans ce débat difficile, nous trouverons un terrain d’entente, hors de l’idéologie, pour construire et avancer ensemble. C’est l’idée d’un Etat fort, d’un Etat solide. Pas dans le sens d’un Etat-providence omniprésent, qui lisse toutes les aspérités de nos parcours, supprime toute insécurité – et en contrepartie nous prive de la liberté d’organiser nos vies et d’assumer notre part de responsabilité dans la société. Ni l’Etat providence ni le libertarisme ne constituent une tradition helvétique. Ce qui caractérise notre pays, c’est la recherche de la liberté accompagnée d’un sens aigu des responsabilités. C’est cela qu’il faut, à mon avis, préserver.
Nous avons une responsabilité commune pour un Etat fort. Un Etat capable de remplir sa tâche principale et fondamentale, à savoir la sécurité, dans un sens large, de sa population. Mais seul un Etat financièrement sain est fort et peut effectuer de façon durable et efficace l’ensemble de ses missions et de ses tâches, même en période de crise. Prenons l’exemple de la France: l’Etat français dépense plus de 50 milliards de francs pour le service de la dette. Cela représente 1 euro sur 8 du budget français, comme l’a rappelé ces derniers jours le nouveau ministre de l’Economie, Antoine Armand. L’année prochaine, ce poste budgétaire devrait même dépasser celui de la formation. Un pays fortement endetté est un pays affaibli, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ne suivons pas cette voie. C’est un message que j’adresse non seulement à nos concitoyennes et concitoyens de Suisse romande, mais aussi à l’ensemble de la population suisse!
Des Alémaniques qui jettent leur billet retour en voyant Lavaux
Nous connaissons nos différences linguistiques et culturelles, nous savons qu’il y a des idées politiques et philosophiques divergentes – et c’est une très bonne chose! Notre pays et notre démocratie en dépendent! Respectons donc ces différences et cherchons les bases communes.
C’est là un message aux Alémaniques: les Romands ont beaucoup de choses à nous apprendre. Ils nous apportent leur dynamisme économique dans plusieurs secteurs comme la finance, l’horlogerie et la science. Ils ont aussi une forte tradition culturelle et artistique, qui rayonne à travers le pays et au-delà. Qui peut s’imaginer une Suisse sans – par exemple! – le CERN, l’industrie horlogère, le lac Léman ou la raclette? Sans parler de ce sentiment, unique au monde probablement, lorsqu’on sort du tunnel au-dessus de Chexbres. La légende ne raconte-t-elle pas que le sol et le vignoble seraient recouverts de billets de train?… Les billets retours des Alémaniques «tombés en amour» de la Suisse romande, comme le diraient mes amis Québécois.
A mes yeux, il ne peut pas y avoir de doute: les Romands sont des Confédérés indispensables au succès de la Suisse. Mais les Alémaniques, les Tessinois, les Grisons le sont aussi! La réussite de la Suisse en dépend. Sans sa diversité culturelle et linguistique, la Suisse n’existerait tout simplement pas. Et je m’en rends compte: la question que Le Temps m’a soumise n’était pas si compliquée que cela…
Conseillère fédérale Karin Keller-Sutter

Année présidentielle 2025
Karin Keller-Sutter sera présidente de la Confédération en 2025.

Biographie
La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter est à la tête du Département fédéral des finances DFF depuis janvier 2023.

Photo dédicacée
Commander ici une carte dédicacée par la présidente de la Confédération suisse.

Interviews et contributions
Les interviews de la présidente de la Confédération, Karin Keller-Sutter.

Discours
Discours de la présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter dans leur intégralité.