"Depuis la chute de Credit Suisse, plus rien ne me fait peur"

Recueillis par Madeleine Von Holzen et David Haeberli (Le Temps) - Un an après la débâcle de la grande banque, la conseillère fédérale PLR chargée des Finances a présenté une liste de 22 mesures qui doivent éviter de futurs désastres. Elle revient sur cet épisode et sur l'état des comptes publics, qui en dit long sur la psyché suisse selon elle.

Elle a évité une crise financière mondiale en menant au pas de charge les négociations qui ont conduit à la fusion de Credit Suisse et UBS. Conseillère fédérale depuis quatre ans, elle était en charge du Département des finances depuis trois mois lorsque la banque s’est effondrée. La boxeuse Karin Keller-Sutter, également connue sous le nom de KKS (Keiner kann stoppen soit «personne ne peut l’arrêter») revient sur les mesures présentées mercredi par le Conseil fédéral pour éviter de futures faillites bancaires.

Le Temps: Quel est votre sentiment à la suite de la présentation de ce rapport?

Karin Keller-Sutter: Depuis que j’ai vécu la chute de Credit Suisse, plus rien ne me fait peur. Le rapport présenté fait partie du travail quotidien d’une conseillère fédérale.

Par définition, la loi est toujours en retard. A la prochaine crise, on risque donc de ne pas avoir les bons outils, non?

Vous soulevez un point important. Après la crise de 2008, la Suisse a légiféré et nous pensions vraiment avoir tous les instruments nécessaires. Nous les avons d’ailleurs évalués et adaptés au besoin tous les deux ans. Puis la crise de Credit Suisse est arrivée. Il s’agissait cette fois d’une crise de confiance. On savait que cette banque avait des problèmes: manque de profitabilité, peu de contrôles à l’interne, changement de management fréquent, des scandales. A l’automne 2022, il y a eu des fuites de capitaux énormes, puis ça s’est stabilisé. C’est finalement l’annonce de la Saudi National Bank de ne plus investir dans la banque qui a précipité la chute. Là, les retraits ont connu une vitesse jamais atteinte: entre 10 et 17 milliards de francs par jour. Donc, nous avions une réglementation, mais la situation qui s’est présentée n’était pas celle que l’on avait prévue.

En disant cela, vous semez déjà le doute pour la suite…

Seules deux choses sont sûres dans la vie: les impôts et la mort. Que l’on parle du social, de l’industrie, de l’économie, du climat, il existe des situations que l’être humain ne peut pas prévoir. Ce qu’on peut faire, c’est analyser la situation, tirer les leçons, et prendre les mesures que l’on croit bonnes. En clair, quand on voit les lacunes, il faut les combler, mais il n’y a jamais de certitudes.

Cette crise a-t-elle ébranlé vos convictions dans l’économie libérale?

Pas du tout. On sait qu’il y a des défaillances et des mauvais comportements. Je suis une libérale. Etre libérale, ça veut dire assumer ses responsabilités. Quand on ne les assume pas, on est puni. Je suis très réaliste. Je viens d’un milieu arts et métiers qui est tout à fait différent du milieu bancaire, beaucoup plus terre à terre. Je sais ce qu’il faut faire pour gagner de l’argent. Avoir un restaurant comme mes parents ou être dirigeant d’une banque, ce sont deux mondes différents.

Est-ce pour cela que vous avez ce regard critique sur les salaires excessifs et que vous êtes intervenue sur les bonus bancaires?

Oui. Mon père a toujours dit qu’en travaillant, on ne peut pas gagner ces sommes, ce n’est pas possible. Il avait raison. Nous avons importé le système anglo-saxon. Mais en Suisse, le peuple définit les conditions-cadres, pour l’économie aussi. Or, quand il y a une incompréhension de la population, cela a des conséquences sur la politique. Mais il faut souligner aussi que ces salaires excessifs concernent au final peu de personnes. Les écarts salariaux n’ont pas non plus évolué en Suisse.

Les mesures que vous avez annoncées ont-elles été élaborées en lien avec vos collègues internationaux?

Bien sûr. Il y a également ce qu’on appelle un «Swiss finish». En général, cette expression est connotée de façon négative. Ici, cela veut dire qu’on a été plus sévère en matière de liquidités, par exemple. Je vais rencontrer le président du Financial Stability Board à Washington la semaine prochaine pour échanger à propos des risques juridiques en lien avec l’assainissement d’une grande banque.

La Suisse va donc servir de modèle?

Oui, les autres pays s’intéressent beaucoup à notre expérience pour, le cas échéant, en tirer les leçons. On n’aime pas tellement en parler publiquement parce qu’on ne veut pas instiller ce doute, précisément, d’une instabilité difficile à maîtriser, à moins d’être créatif et rapide.

Un an après, vous dites-vous que vous auriez pu agir différemment?

Faire la prévision de la météo du jour précédent, c’est toujours facile. Si vous avez trois jours pour éviter une crise internationale, vous ne pouvez pas commencer à tenir des colloques et commander des expertises. Il faut décider et assumer. Je crois que notre choix était bon, il a évité des dégâts pour la population et l’économie suisses. C’était le but primordial du Conseil fédéral.

Que répondez-vous aux critiques des banques sur la bureaucratie et la complexité que votre rapport va engendrer?

Si les joueurs ne s’en tiennent pas aux règles, ce n’est pas la faute de l’arbitre. C’est la faute de la branche s’il existe des règles qui se durcissent! Il y a eu des fautes et des défaillances.

Dans la répartition des tâches entre cantons et Confédération, vous dites que cette dernière en assume un trop grand nombre. A quoi pensez-vous?

Il existe une tendance à la centralisation liée aux finances. Prenons un exemple. Une initiative parlementaire a demandé des mesures pour l’accueil extra-familial. Le Conseil fédéral y a contribué pour inciter les cantons à en faire plus. Ce système a duré pendant des décennies, au point de le pérenniser. Maintenant, le parlement veut que la Confédération finance une tâche purement cantonale. Ce serait une nouvelle dépense liée pour la Confédération. Le Conseil fédéral s’y oppose pour des questions de fédéralisme. L’affaire est maintenant au Conseil des Etats. Une commission prépare un projet impliquant l’économie. Ce que je salue parce que je trouve qu’elle doit s’engager pour ces questions. On envisage d’ailleurs, avec la Conférence des gouvernements cantonaux, de faire un nouvel examen de la répartition des tâches. Ce n’est pas un projet d’épargne, mais un projet à buts politiques dans le sens où il renforce l’autonomie des cantons. J’espère pouvoir commencer après l’été.

Les comptes de la Confédération sont dans le rouge. Même la droite commence à dire qu’il faut des hausses d’impôts.

Oui, c’est intéressant d’ailleurs. Je prétends que nous avons un problème de dépenses, pas de recettes. Une partie de l’augmentation des dépenses, notamment dans le domaine des assurances sociales, s’explique par la démographie. De plus, le parlement et le Conseil fédéral ont décidé une augmentation du budget de l’armée jusqu’à 1% du PIB d’ici à 2035. Du côté des recettes, ça va très bien. Dans l’exercice 2023, les impôts directs ont rapporté 5 milliards supplémentaires. Ce qu’il faut, bien sûr, c’est respecter le frein à l’endettement. Et pour cela, il faut fixer des priorités, et donc renoncer à certains vœux. Or, on en a un peu perdu l’habitude, comme c'est le cas des programmes d’épargne. Comme conseillère d’Etat, j’en ai connu trois en douze ans. Si on a un problème au niveau des dépenses, il faut le régler au niveau des dépenses. Concernant le financement de la 13e rente de l’AVS, le Conseil fédéral a toujours dit que cette réforme exigerait des recettes supplémentaires. Cela n’a pas été assez dit pendant la campagne. Le Conseil fédéral n’a pas envie de renchérir davantage le travail avec des prélèvements sur les salaires. Mais ça peut être une des conséquences de tels choix.

Ces nouvelles dépenses ne correspondent-elles pas à des besoins qui ont évolué?

Pour l’AVS, il faut trouver une solution. Le parlement a commandé auprès du Conseil fédéral une prochaine réforme. Là, on doit être clair: il faudra discuter de recettes supplémentaires et de l’âge de la retraite. L’initiative, qui a été rejetée, n’était probablement pas le bon modèle. Mais il faut des réformes pour s’adapter au changement de la société. Pour le reste, il y a le frein à l’endettement. C’est une bénédiction pour la Suisse. Regardez le niveau d’endettement à l’international. L’augmentation des taux d’intérêt engendre un risque pour la stabilité financière au niveau mondial. On en parle beaucoup au G20. Prenons l’exemple de la France. Bruno Le Maire m’a dit que les dépenses pour le service de la dette étaient plus élevées que pour la défense nationale. C’est malsain. Nous dépensons 1,5 milliard pour les intérêts, parce que le niveau d’endettement dépasse celui qui existait lors de l’introduction du frein à l’endettement, à cause du covid.

Les Suisses voteraient-ils aujourd’hui pour ce frein à l’endettement selon vous?

J’en suis convaincue. Ce système dit que les recettes et les dépenses doivent être équilibrées. Cela signifie simplement que vous ne pouvez pas dépenser plus que ce que vous avez. Je pense que c’est vraiment ancré dans la mentalité suisse. Les familles et les individus en Suisse sont confrontés tous les jours à cette situation qui les amène à faire des choix. Ils attendent aussi de l’Etat qu’il en fasse.

Le Conseil fédéral a fait des coupes linéaires correspondant à 1,4% par rapport au plan financier 2025-2027. Pour certains parlementaires, pratiquer des coupes linéaires, c’est renoncer à faire des choix. Que leur répondez-vous?

Pour le budget 2025, nous avons dû prendre des mesures dans le respect du frein à l’endettement. Comme il manquait encore 350 millions, nous avons procédé aux coupes linéaires. Ce sont 350 millions sur un budget de presque 83 milliards. Cela ne devra pas se répéter. C’est pourquoi il faut éliminer ce déficit structurel par des vraies coupes ou en renonçant à des tâches. On a créé un groupe d’experts pour revoir les tâches de la Confédération. Le but, c’est de regagner de la marge de manœuvre politique.

Dans les futures coupes budgétaires, y aura-t-il des vaches sacrées comme l’armée et l’agriculture?

C’est le parlement qui décide du budget. Et justement, quand on dit qu’on ne met pas de priorité, c’est un reproche que je connais, je l’ai aussi formulé comme parlementaire. Mais, que ce soit au niveau communal, cantonal ou fédéral, l’exécutif peut difficilement faire des choix, si le parlement en fait d’autres.

La 13e rente AVS montre que la population veut davantage d’Etat, non?

Il serait intéressant de soumettre une liste où les gens pourraient mettre une croix: AVS, armée, aide au développement, coopération internationale. Je crois que je pourrais vous prédire assez exactement quel serait le résultat.

Qu’est ce qui serait sacrifié?

On l’a vu avec la votation sur la 13e rente AVS: de nombreuses personnes ont dit qu’on pourrait faire des économies dans l’aide au développement et l’asile. Mais je ne suis pas sûre que la population ait dit qu’elle voulait plus d’Etat avec ce vote. A la sortie de la pandémie, après avoir dû renoncer à certaines choses, les gens ont eu l’impression qu’on dépensait trop d’argent. Ils ont voulu avoir leur part.

Vous avez été la première conseillère d’Etat de Suisse à agir contre les violences conjugales. Etre féministe de droite, n’y a-t-il pas une incompatibilité entre les deux termes?

C’est une question que je n’aime pas beaucoup car le problème, c’est que le féminisme est à tort lié à la gauche. Ce que j’entends par féminisme, c’est l’égalité des chances pour tout le monde, de tous les milieux, sans privilégier le genre à d’autres formes de différences. L’Etat doit garantir à tout le monde les mêmes chances au départ. Mais il ne peut pas garantir un résultat final.

Cette garantie de résultat, c’est ce qui distinguerait la gauche de la droite?

Oui, je crois que l’Etat ne peut pas garantir le même résultat à tout le monde parce que les biographies, les origines, les talents sont différents. Mais ce qu’il faut garantir, c’est qu’il n’y ait pas de discrimination au départ.

Une manière de le garantir, c’est de financer les crèches, or le Conseil fédéral y est opposé, non?

Je ne suis pas contre mais il faut que ça soit au bon niveau de l’Etat; que ça soit les communes, les cantons et l’économie qui financent. Je n’ai jamais compris pourquoi dans des endroits comme des chambres de commerce avec des centaines de membres, on n’organise pas des crèches. Ce n’est pas la mer à boire! L’économie a intérêt à conserver des gens qualifiés. Si tout le monde travaille à seulement 50%, ce n’est pas très efficace.

Questionnaire de Proust

Votre sport préféré?

Je fais de la boxe et j’adore regarder les combats. C’est tactique, très exigeant.

Votre manière de récupérer?

Je fais des promenades en forêt, le week-end avec mon mari. J’aime lire et regarder des films Netflix quand je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit.

Plutôt «Borgen» ou «House of Cards»?

J’aime plutôt les films policiers.

Plutôt finances ou justice et police?

Je peux dire que les deux font partie de ma vie. Quand j’étais au Conseil d’Etat, j’ai dû reprendre contre mon gré le Département de justice et police. Idem quand j’ai été élue au Conseil fédéral. Maintenant, je crois que je fais ce que j’aime faire.

Saucisse de Saint-Gall ou papet vaudois?

Je suis végétarienne.

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Last modification 13.04.2024

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