Karin Keller-Sutter: «Cette réputation d’une économie qui demande toujours plus d’aide à l’Etat m’irrite aussi»

Le Temps (Aline Bassin): Au centre de l’attention, la conseillère fédérale sait que le naufrage de Credit Suisse va beaucoup occuper son département. Karin Keller-Sutter n’entend pas négliger pour autant sa priorité, voire son obsession: le retour à l’équilibre budgétaire

Du temps. Entre son arrivée à la tête du Département des finances en début d’année et la gestion de la fin précipitée de Credit Suisse, Karin Keller-Sutter n’en a pas eu beaucoup pour s’installer dans sa fonction. Aux côtés de la BNS et de la Finma, la conseillère fédérale a eu quatre jours, entre le 15 et le 19 mars, pour éviter une faillite qui aurait probablement engendré une crise financière internationale.

Du temps. Dans un entretien accordé mardi dernier au Temps et à Finanz und Wirtschaft, c’est aussi ce que la magistrate demande pour établir les responsabilités de ce nouveau «grounding» économique et pour plancher sur les réformes nécessaires pour éviter que l’Etat ne devienne un pompier permanent.

Le Temps: Avec le recul, auriez-vous fait différemment?

Karin Keller-Sutter: Non. L’objectif principal du Conseil fédéral était d’assurer la stabilité de l’économie et de la place financière suisses et d’éviter une crise financière internationale. Etant donné les circonstances, nous avons agi au mieux pour minimiser le fardeau pour l’Etat et les contribuables. Il ne faut pas oublier que sans une intervention déterminée des autorités, l’alternative aurait été une faillite de Credit Suisse le lundi matin, accompagnée d’un probable effondrement de l’économie suisse. Je sors d’une séance de commission au cours de laquelle un conseiller aux Etats a observé que s’il n’y avait pas eu les médias, le lundi, on n’aurait même pas remarqué que quelque chose s’était passé. Cela montre que notre but a été atteint.

De cette fusion naît un mastodonte bancaire. Comment éviter une nouvelle crise dans dix ou quinze ans?

La première priorité, c’est vraiment que la conclusion de cette reprise puisse avoir lieu pour assurer la stabilisation des marchés financiers. Evidemment qu’il va ensuite falloir évaluer la réglementation sur le too big to fail [TBTF,« trop grand pour faire faillite»] et tirer les conséquences de ce qu’il s’est passé. Il ne faut toutefois pas brûler les étapes et faire les choses dans le bon ordre: d’abord analyser et ensuite adapter les lois. Mais il y a des limites. N’oublions pas que nous avons été confrontés à une crise de confiance et comme je l’ai dit le 19 mars, la confiance ne peut pas être réglementée.

Selon certains économistes, il suffit d’exiger des grandes banques une couverture en fonds propres de 30% et ensuite, il n’y aura plus de problème.

Selon la BNS et la Finma, Credit Suisse a toujours rempli les exigences minimales en matière de fonds propres et de liquidités. Et pourtant, la banque aurait fait faillite le lundi 20 mars. Pourquoi? Parce qu’au fil des ans a régné une culture qui semble avoir créé de mauvaises incitations. Parce qu’il y a eu beaucoup de scandales. Les autorités ont dû lancer de nombreuses procédures d’«enforcement» [procédure disciplinaire lancée par la Finma, l’autorité de surveillance des marchés financiers suisses] et pas seulement en Suisse. On a l’impression que la banque ne tirait pas trop les leçons de ces affaires. Ses nouveaux dirigeants ont lancé une restructuration, et dit vouloir réduire les risques, mais c’était apparemment trop tard pour stopper la perte de confiance.

L’ancien président de la BNS, Jean Studer, suggérait dans «Le Temps» qu’il faudra peut-être une Finma spécifique pour UBS. Qu’en pensez-vous?

Il est trop tôt pour dire comment la Finma doit s’organiser. Ce serait plutôt suspect si après deux semaines et demie je vous disais qu’on sait déjà tout ce qu’il faut faire. Il faut soigneusement analyser les choses. Mais on peut constater qu’en raison de l’instabilité et de la nervosité des marchés financiers, la solution avec un rachat par l’UBS a été nettement préférable à l’application de la régulation TBTF en vue d’un assainissement ou d’une faillite. La réponse à cette interrogation ne peut pas seulement être apportée au niveau national car ces banques sont placées sous le régime dit «de Bâle III» et relèvent aussi du Conseil de stabilité financière (CSF). Dans quelles circonstances peut-on démanteler une banque d’importance systémique mondiale? Quelles autorités de surveillance faut-il? Quel est le rôle des banques centrales? Tous ces éléments vont devoir être considérés.

En devenant le seul établissement bancaire suisse trop grand pour faire faillite, UBS bénéficie de facto de la garantie de l’Etat. Elle ne peut pas disparaître et il n’y a plus de plan B. Cette position est très problématique en finance.

C’est avec une nationalisation de Credit Suisse que nous aurions eu une pleine garantie de l’Etat. Ici, les risques principaux ont été pris en charge par un acteur de ce marché, un concurrent de Credit Suisse. Pour le Conseil fédéral, la priorité en ce moment, c’est d’achever cette fusion. Il est trop tôt pour parler de la structure de la future UBS. Ce qu’on peut dire: les risques dépendent du modèle d’entreprise. Le bilan d’UBS va être plus grand, mais la banque sera avant tout active dans la gestion de fortune, ce qui n’est pas comparable avec la banque d’investissement de Credit Suisse.

Faut-il une commission d’enquête parlementaire pour faire toute la lumière sur cette affaire?

C’est une décision qui appartient au parlement. Il peut opter pour une commission de gestion ou une commission d’enquête parlementaire. Le Conseil fédéral pourra prendre position sur le mandat en temps voulu.

Mais vous, qu’en pensez-vous?

C’est une décision qui revient entièrement au parlement et c’est à respecter. De son côté, le Conseil fédéral a aussi confié des mandats en ce sens. La loi sur les banques prévoit que tous les deux ans, un rapport sur le TBTF soit réalisé. Par hasard, c’est cette année que cela tombe et nous utiliserons cette opportunité pour faire une analyse.

Le parlement va également nous mandater sur certaines questions la semaine prochaine, lors de la session extraordinaire sur Credit Suisse: faut-il renforcer la Finma? Quel rôle ont la BNS et la législation TBTF aux niveaux national et international? Doit-on changer quelque chose? Quels sont les enseignements spécifiques de cette chute de Credit Suisse? Le Conseil fédéral va s’occuper de ces questions. Si le parlement le fait aussi, tant mieux car il est important que les institutions fassent ce travail, qu’on ne se contente pas de fuites dans les médias, de rumeurs, de vérités, de demi-vérités…

Au début, je dois dire que cela m’a contrariée parce que les institutions n’étaient guère présentes. Et je trouve très bien qu’il y ait une session extraordinaire qui permette au parlement de s’exprimer.

Est-ce qu’il faut renforcer la responsabilité des dirigeants d’entreprise?

Aujourd’hui, les membres du conseil d’administration ou de la direction assument déjà une responsabilité en cas de manquements. Mais, comme on l’a déjà vu avec le grounding de Swissair, il est difficile pour des actionnaires et des créanciers d’obtenir un dédommagement. Je dois dire que je trouve la situation actuelle insatisfaisante. Bien sûr, il ne faut pas surréagir mais il est problématique que des managers, pas des propriétaires, encaissent des bonus sans qu’il soit possible d’obtenir des dédommagements ou de les placer face à leurs responsabilités lorsqu’il s’avère qu’ils ont pris de mauvaises décisions ou introduit une culture d’entreprise inadaptée. Une intervention parlementaire a trait à cette question et nous nous pencherons dessus.

Pensez-vous que des dirigeants ou d’anciens dirigeants de Credit Suisse vont être traduits en justice?

Je ne peux pas vous répondre aujourd’hui. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’actuellement, c’est difficile et complexe. Il est possible de porter plainte, mais les procédures sont complexes. Nous avons chargé CS d’examiner les possibilités de récupérer des bonus des anciens responsables.

Ne faudrait-il pas plutôt lier les bonus au cours de l’action?

Ce sont des modèles qu’il faut analyser. Ceci dit, on peut penser ce qu’on veut des bonus mais je crois que l’être humain reste un être humain. Et la décence ne peut pas être enfermée dans des lois, tout comme on ne peut pas réglementer la confiance. Le management de Credit Suisse n’a pas réussi à rétablir la confiance. Comment peut-on résoudre un tel problème avec une loi? Et il faut aussi le rappeler: en Suisse, des milliers d’entreprises, des PME et des grandes, font très bien leur travail et on n’en parle pas.

L’Etat pourrait aussi être traîné en justice à cause des obligations AT1 qui ont été purement et simplement annulées par la Finma…

Il faut savoir de quoi nous parlons. Il s’agit de placements à haut risque qui ont été élaborés après la grande crise financière afin que ces obligations puissent également être amorties. Ces placements ont régulièrement dégagé un haut rendement, parfois plus que 9%. Dans le prospectus de ces placements, il est stipulé clairement que si un établissement doit être soutenu par l’Etat ou que celui-ci lui apporte une garantie indirecte, ces titres peuvent être annulés. C’est ce qu’a fait la Finma.

Vous avez convenu avec UBS d’une garantie de 9 milliards si les pertes dépassent 5 milliards de francs. Mais que se passera-t-il si elles sont plus importantes?

La Confédération n’a pris aucun engagement au-delà de la garantie de 9 milliards. Il faut bien avoir en tête qu’UBS n’a aucun intérêt à faire des pertes. Si la question devait se poser, il faudrait aussi parler de la participation aux bénéfices. Il n’est pas question que la Confédération ne prenne en charge que les pertes. De plus, en cas de participation financière supplémentaire, il faudra impliquer le parlement.

Quid du dégât d’image pour la Suisse? En tant qu’investisseur, je réfléchirais à deux fois avant de m’y engager.

Bien au contraire: les autorités et UBS ont contribué en très peu de temps à la stabilité de l’économie et de la place financière. On oublie qu’une faillite aurait pu coûter, selon des experts de la BNS et du CSF environ 150% du PIB suisse, soit 1100 milliards de francs. Je vous donnerais raison si nous avions dû choisir une alternative, qui aurait provoqué une crise financière internationale. J’ai eu des contacts avec des homologues étrangers qui ont salué notre action.

La vôtre peut-être. Mais la réputation de la place financière suisse est quand même égratignée.

Mais qui a provoqué cette situation? Pas la Confédération, ni les autorités financières ou la BNS, mais Credit Suisse. Le dégât d’image, cette banque l’a déjà eu et cela a précipité sa chute. C’est naturellement regrettable que cela ait touché une banque suisse et que notre pays se soit retrouvé dans une situation impossible à cause de cette banque. Il faut aussi le dire. Et la place financière suisse, c’est beaucoup plus que cette banque!

Selon le laboratoire libéral Avenir Suisse, le sauvetage de Credit Suisse a signé la fin du libéralisme dans le paysage bancaire suisse. Que répondez-vous à ce constat?

Il y a quand même une différence entre l’idéologie et la responsabilité. Si vous avez, en tant que membre du Conseil fédéral, une responsabilité pour le pays, la société, l’économie et la population, vous réfléchissez avec d’autres critères que, par exemple, des considérations partisanes. Vous devez faire ce qui est nécessaire pour protéger le pays et la population. Et je l’assume. Et si ce n’est pas libéral d’assumer ses responsabilités et de prendre des décisions, je ne sais pas ce que veut dire être libéral.

Historiquement, votre parti, le PLR, est étroitement lié à l’image de Credit Suisse. Ne craignez-vous pas qu’il soit sanctionné dans les urnes en octobre?

Je n’ai jamais vu Tidjane Thiam, Brady Dougan, Urs Rohner ou aucun de ces dirigeants dans une assemblée du PLR. Je viens d’une famille de petits entrepreneurs [ses parents tenaient un restaurant] et d’une fraction saint-galloise qui est clairement orientée PME. Je ne peux rien dire de plus.

Mais on a l’impression que les acteurs économiques n’assument plus les conséquences de leur prise de risque.

C’est juste. Cette réputation d’une économie qui demande toujours plus d’aide à l’Etat m’irrite aussi. A cet égard, il me semble que la pandémie a représenté un tournant. La Confédération s’est endettée à raison d’environ 30 milliards de francs pour soutenir les entreprises ce qui a permis d’éviter une récession. Mais ce modèle semble s’être installé. Dès qu’il y a le moindre problème, on appelle l’Etat à l’aide, à gauche comme à droite. Ce n’est plus une question d’orientation politique. Et ce réflexe ne touche pas que l’économie mais aussi l’individu: «Toutes les libertés pour moi et les responsabilités pour l’Etat.» Cela ne va pas. Un Etat libéral comme la Suisse postule que liberté et responsabilité sont indissociables. Cela vaut pour le succès, mais aussi pour l’échec.

Ne craignez-vous pas que les citoyens ne comprennent pas que la Confédération soutienne les banques et qu’elle veuille en même temps freiner l’augmentation des dépenses?

Je suis contente que vous posiez cette question. Ce sauvetage n’a pas de conséquences financières directes et cela doit être dit. La situation financière de la Confédération est, elle, tendue pour le budget 2024, tout comme pour les exercices 2025 et suivants. Avec ou sans Credit Suisse, pour qui aucun franc n’est versé de la part de la Confédération. Bien au contraire, c’est Credit Suisse qui doit faire des paiements à la BNS et à la Confédération. Pour rappel, nous garantissons les liquidités pour la BNS et il y a cette garantie de pertes chez UBS. Si cette dernière devait un jour être activée, cela ne passerait pas par le budget mais représenterait une dépense extraordinaire, comme pour les dépenses liées à la pandémie.

Pour le budget de la Confédération, nous avons un autre problème et ce ne sont pas les recettes, mais les dépenses. Que ce soit pour le climat, l’armée, les crèches, le parlement a fait des choix qui ne sont pas financés. Cela implique que nous devons nous restreindre. Pas réduire nos dépenses, mais croître plus lentement.

Pour les crèches, l’économie, via l’Union patronale suisse, appelle à un subventionnement.

Je pense aussi que c’est une préoccupation importante et nous le soutenons mais il s’agit clairement d’une tâche cantonale. Ce que le Conseil fédéral dit, c’est que si la Confédération participe au financement, ce doit être dans une moindre mesure et la part cantonale à l’impôt fédéral direct doit être réduite. La Confédération a accumulé pendant la pandémie 30 milliards de dettes et pour la première fois depuis 2005, l’an dernier, nous avons enregistré un déficit structurel. Et les cantons ont des excédents!

Pour le Conseil fédéral, ce débat sur les crèches représente le moment idéal pour reparler de la répartition des tâches entre cantons et Confédération. Depuis la conception de la répartition des tâches, en 2008, ces dernières se sont confondues et on observe une centralisation rampante. Ce n’est pas possible que dans un pays, un échelon étatique ait tous les désavantages pendant qu’un autre ait les avantages.

Des voix proposent simplement d’assouplir le frein à l’endettement. Qu’en pensez-vous?

Je n’en pense rien. Cet outil a été introduit il y a vingt ans, avec un oui populaire de près de 85%, en raison de l’économie de la dette dans les années 1990. Cette notion d’équilibre entre recettes et dépenses est fortement ancrée dans l’esprit des Suisses et des Suissesses. Et comme on l’a vu pendant la pandémie ou la guerre en Ukraine avec l’arrivée de réfugiés, ce frein permet de surmonter les crises. Cette période de taux d’intérêts négatifs nous a fait peut-être oublier que l’endettement n’est pas gratuit.

Dans le budget 2024, les intérêts passifs continueront à augmenter et pourront atteindre environ 1 milliard de francs. A mes yeux, c’est la pire des dépenses car on pourrait faire autre chose avec cet argent. Le frein à l’endettement ne vise pas seulement à se restreindre mais aussi à donner une marge de manœuvre pour les crises ou pour de nouveaux projets.

Quelle image de ministre des Finances souhaitez-vous laisser?

L’image d’une personne qui a pris ses responsabilités. Je savais que ce serait difficile avec ce département, que la situation financière était difficile. J’ai aussi repris ce dossier Credit Suisse. Mais j’ai du plaisir à travailler, j’empoigne les dossiers. Pour moi, il est important de prendre mes responsabilités et d’accomplir quelque chose pour notre pays.

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Ultima modifica 08.04.2023

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