«L’Etat doit être fort s’il veut être social»
Le Temps (Philippe Boeglin) - Ministre des Finances, la libérale-radicale Karin Keller-Sutter a lancé un large programme de restrictions budgétaires, qui lui vaut passablement de critiques. Elle défend la voie choisie avec la majorité de ses collègues du Conseil fédéral.
Au moment de commencer l’interview, la ministre des Finances, Karin Keller-Sutter (PLR), nous lance: «L’ancien conseiller fédéral radical Kaspar Villiger m’a dit récemment: comme chef du Département militaire, j’avais la moitié de la Suisse contre moi; comme chef du Département des finances, toute la Suisse.» Le décor est planté. Avec le programme de restrictions budgétaires, la grande argentière et le Conseil fédéral font face à de nombreux vents contraires, venus de gauche, de droite et des cantons.
Le Temps - La population est frappée par de nouvelles hausses de taxes (comme la TVA pour l'AVS), et vous voulez relever les impôts sur les retraits en capital des 2e et 3e piliers de la prévoyance vieillesse. Pourquoi sanctionner ceux qui épargnent pour leurs vieux jours?
Karin Keller-Sutter - Personne ne le souhaite. L’épargne doit continuer à être rentable. Ce qui est actuellement discuté n’est qu’une proposition de traitement fiscal des retraits de capitaux. Nous faisons face à une situation financière qui débouchera sur des milliards de déficit dans les années à venir si nous n’intervenons pas. Le Conseil fédéral veut agir sur le front des dépenses et alléger le budget jusqu’à 4,5 milliards de francs d’ici à 2030. Sur les 60 mesures proposées par le groupe de travail de Serge Gaillard et reprises par le Conseil fédéral, seules deux d’entre elles portent sur des hausses de recettes, dont les retraits dans les 2e et 3e piliers (220 millions). C’est une concession aux partis politiques qui ont critiqué le rapport Gaillard et l’accent mis sur les dépenses. Mon département est en train d’approfondir plusieurs aspects pour concrétiser cette mesure. Selon les résultats, il n’est pas exclu que le Conseil fédéral renonce par exemple à la mesure sur le 3e pilier lors de la mise en consultation.
Votre parti, le PLR, se montre très virulent. N'avez-vous pas manqué de sensibilité politique?
Je suis conseillère fédérale et pas politicienne de parti. Le Conseil fédéral est une autorité collégiale. Il doit se concentrer sur l’intérêt général supérieur et le bien commun. Dans le contexte actuel très polarisé, nous avons besoin d’un gouvernement qui intègre des positions différentes. Les meilleurs ministres sont ceux qui laissent le manuel de leur parti au vestiaire, mais pas leurs convictions, avant d’entrer dans la salle de réunion.
Le PLR menace de lancer un référendum contre cette proposition. Son nouveau style?
Je n’ai pas à commenter le style de mon parti. Il est normal que les partis cherchent à se profiler. Je n’imagine pas que le PLR torpille ce programme d’allègements en faisant alliance avec la gauche. Je pense qu’il faut à présent analyser la situation et les différentes mesures au calme.
Mais, en tant que libérale, cela ne vous pose pas de problèmes de prélever plus d'impôts? N'est-on pas en train de casser l'incitation à l'épargne individuelle?
Il faut bien faire la différence. Le rapport Gaillard propose de mettre à égalité l’imposition des retraits en capitaux et des rentes mensuelles. Mais les déductions fiscales pour les cotisations aux 2e et 3e piliers ne sont en aucun cas remises en cause. J’ai pour ma part la responsabilité d’assainir les finances fédérales. Si nous n’y arrivons pas avec ce programme d’allègements budgétaires, nous ne pourrons pas éviter une hausse d’impôts, et cela touchera forcément la classe moyenne.
La semaine dernière, vous avez annoncé que le déficit sera cette année nettement plus bas que redouté lors des prévisions budgétaires: 900 millions et non 2,6 milliards. En plus, le solde de financement ordinaire devrait être excédentaire (200 millions). N'assiste-t-on pas à un nouvel exemple de ce que certains critiquent depuis des années: des prévisions volontairement pessimistes pour faire des économies?
Non. Il est évidemment positif que les comptes soient meilleurs que prévu mais le constat est clair: nous avons un déficit de financement qui va conduire à un accroissement de l’endettement. Par rapport aux prévisions du début d’année, il n’y a que 0,2% de différence du côté des recettes, et 2,4% dans les dépenses. Nous sommes donc très précis. De plus, la réduction du déficit est due avant tout au fait qu’un versement aux CFF de 850 millions a été reporté d’une année. En outre, il faut rappeler que ces quatre dernières années, il y a plutôt eu un excès d’optimisme: les prévisions de recettes ordinaires étaient trop élevées.
Les cantons sont mécontents de vos propositions et semblent mis devant le fait accompli. Ne met-on pas en péril le projet commun «Désenchevêtrement 27» sur la réforme de la répartition des tâches entre Confédération et cantons?
Je suis en contact régulier avec la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC) et avec la Conférence des directeurs cantonaux des finances. Nous avons établi ensemble le calendrier pour le projet «Désenchevêtrement 27». Les déclarations en coulisses ne sont pas toujours les mêmes que celles qui sont faites publiquement. J’observe beaucoup de compréhension du côté de la CdC pour la nécessité d’assainir les finances fédérales, et rappelle que nous avons renoncé à trois mesures du rapport Gaillard pour faire un pas en direction des cantons. Au final, seuls 200 millions seraient transférés à la charge des cantons.Pour comparer, en 1998, un précédent programme d’allègements les avait chargés de 500 millions. N’oublions pas que le tiers de nos dépenses est versé aux cantons. On ne peut donc pas alléger sans les toucher.
Vous proposez de baisser la contribution fédérale à l'AVS. N'y a-t-il pas un problème démocratique à revenirsur le vote populaire récent de 2019 de la réforme fiscale des entreprises (RFFA), qui a relevé ce versement?
C’est un malentendu. Cette baisse est liée au financement de la 13e rente AVS, et non au programme d’allègements budgétaires. Mais il est vrai que le groupe Gaillard propose de changer le système de calcul de la contribution fédérale à l’AVS, et de la coupler à la croissance de la TVA, pour rendre l’AVS plus indépendante du budget fédéral. Le Conseil fédéral a repris cette piste.
«Je trouverais bien que le peuple vote de nouveau sur le frein à l’endettement»
Mais pourquoi baisser la contribution malgré une procédure de consultation négative?
Ma collègue Elisabeth Baume-Schneider, qui est responsable du dossier- et avec elle le Conseil fédéral - cherche un financement solide pour la 13e rente, qui devra être versée en 202 6 déjà. Des partis veulent maintenant repousser la question à la grande réforme de l’AVS, qui n’entrera en vigueur qu’en 2030. Le Conseil fédéral doit prendre ses responsabilités et ne veut pas attendre jusque-là.
On peut voir dans cette baisse des versements à l'AVS un agenda politique pour ensuite rehausser l'âge de la retraite...
Nous n’avons pas d’agenda caché. Nous prenons nos responsabilités pour financer l’AVS durablement. Cela dit, tout le monde sait qu’il faudra agir dans un avenir proche pour rééquilibrer les finances de l’AVS. Mais le Conseil fédéral n’a pas encore discuté du contenu de cette réforme.
La loi climat est nettement passée dans les urnes en 2023, avec l'inscription de l'objectif zéro carbone en 2050. Orvous voulez couperquelque 400 millions par an dans les subventions pour la transition énergétique. N'y a-t-il pas un manque de respect pour le citoyen?
Le Conseil fédéral a tenu compte de ce vote et des incitations financières qu’il a introduites. Les 400 millions que nous voulons économiser devront être trouvés ailleurs. Le Département fédéral de l’énergie (DETEC) d’Albert Rôsti fera une proposition. Il a déjà laissé entendre que la somme pourrait être prise dans le Programme Bâtiments, en concertation avec les cantons.
Passons au budget de l'armée, au centre de débats parlementaires animés. Le parlement vient de décider en septembre de relever le crédit-cadre (2025-2028) de 25,8 à 29,8 milliards. Quel est l'impact sur le budget 2025?
Les décisions prises par le parlement en décembre 2023 sont encore valables. Elles fixent le budget de l’armée à 1% du produit intérieur brut (PIB) en 2035, ce qui revient déjà à une augmentation de 20 milliards par rapport à aujourd’hui. Si le parlement veut aller plus loin, il doit économiser ailleurs ou relever les recettes.
N'atteint-on pas les limites du frein à l'endettement sous sa forme actuelle? Ne faut-il pas le réformer, par exemple en tenant compte du PIB?
On peut le modifier, mais il faudrait alors changer la Constitution, et je n’y suis pas favorable, même si je trouverais très bien que le peuple se prononce de nouveau. Le frein à l’endettement est un pilier du succès suisse. Grâce à lui, nous avons pu sortir de la période de l’endettement des années 1990, et avions assez d’argent pendant la crise covid ou maintenant avec la guerre en Ukraine. L’Etat doit être fort s’il veut être social et remplir ses obligations. Il faut donc fixer des priorités. Et regardez d’autres pays comme les Etats-Unis, la France et l’Italie: l’endettement pèse énormément sur leurs budgets.
L'élection présidentielle aux Etats-Unis a lieu très prochainement. Avez-vous une préférence entre les deux candidats, Kamala Harris et Donald Trump? Votre collègue Albert Rôsti a reconnu pencher pour Trump...
Cela n’apporte rien si je m’exprime sur mes préférences (sourire). La Suisse a toujours gardé de bonnes relations avec les Etats-Unis, tant avec des gouvernements démocrates que républicains.
Que signifierait le protectionnisme douanier proclamé par Donald Trump?
Ce protectionnisme serait une mauvaise nouvelle pour la Suisse, dont l’économie est orientée vers les exportations.
On parle en ce moment beaucoup de contrôles accrus aux frontières pour faire face aux flux migratoires, notamment en Allemagne. L'Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF), placé dans votre département, a-t-il les moyens de plus contrôler?
La Suisse, comme elle ne fait pas partie de l’union douanière européenne, dispose en tout temps d’un dispositif douanier aux frontières et contrôle donc de facto de façon similaire à l’Allemagne. L’OFDF a donc les moyens de contrôler en tout temps et adapte son dispositif selon la situation et les risques. La fréquence de ses contrôles est plus élevée que dans les pays de l’UE.