«Nous voulons rendre possible une résolution d'UBS. Echouer fait partie du capitalisme»
L'Agefi (Jonas Follonier et Frédéric Lelièvre) - Karin Keller-Sutter revient sur les cinq jours de mars 2023 où le collège a dû décider du sort de Credit Suisse et présente également ses priorités en matière de budget.
Jeudi, l’Administration fédérale des Finances a mis en ligne le projet détaillé de budget de la Confédération pour 2025. Comme annoncé en juin, il prévoit d’être pratiquement à l’équilibre, avec un déficit de financement de 700 millions de francs, pour des recettes de 85,7 milliards et des dépenses de 86,4 milliards. Le 14 août, le déficit attendu en 2024 a été revu à la baisse, à 1,6 milliard au lieu de 2,6 milliards, en raison notamment du report à 2025 d’un versement en capital de 1,15 milliard en faveur des CFF.
Il ne s'agit pas seulement de couper dans les dépenses, mais aussi de se demander si les tâches sont effectuées efficacement.
En amont de son intervention jeudi à la Rencontre romande entre l’économie et la politique organisée à Lausanne par la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie et l’Union patronale suisse, événement dont L’Agefi est partenaire, la conseillère fédérale PLR Karin Keller-Sutter, en charge des Finances (DFF) depuis janvier 2023 explique ses priorités budgétaires et sa vision des rapports de la Suisse et de sa place financière avec l’Union européenne. La Saint-Galloise revient également en détail sur la décision prise en urgence du rachat de Crédit Suisse par UBS pour éviter la faillite de l’établissement aux deux voiles en mars 2023. Stratégie financière
Parmi les mesures phares pour tenir le budget sous contrôle figurent des coupes linéaires. De 2% cette année, de 1,4% en 2025. On peine à lire les priorités stratégiques du gouvernement avec ce genre d'approche. Quelles sont-elles?
Dans sa stratégie financière publiée l’an dernier, le Conseil fédéral a défini comme priorités le développement du numérique et le renforcement de l’armée. D’autres priorités s’imposent d’elles-mêmes, comme les dépenses pour les prestations sociales, toujours en hausse. Les coupes linéaires, qui représentent l’année prochaine 350 millions de francs sur un budget de 85 milliards, ne sont certes ni sympathiques ni stratégiques.
Mais c’est une décision prise tout à la fin du processus budgétaire pour respecter le frein à l’endettement. Quand j’ai pris mes fonctions en janvier 2023, je savais qu’en trois semaines, je devais éliminer un déficit de 2 milliards pour respecter l’équilibre budgétaire. Nous avons alors mis l’accent sur les fonds bien dotés et sur des réserves rapidement ajustables. Nous avons fait des économies sans toucher aux prestations. Cependant, j’ai toujours dit que ces mesures ne suffiraient pas.
L’objectif est d’éliminer les déficits, qui se dessinent jusqu’à l’horizon 2028 dans un ordre de grandeur de 2,6 milliards par an, afin de regagner une marge de manœuvre stratégique. La compétence budgétaire revient au Parlement, mais l’exécutif, lui, peut apporter ses priorités. Or actuellement, il n’y a plus de marge de manœuvre. Les dépenses augmentent de façon disproportionnée par rapport aux recettes, pour l’essentiel en raison de décisions du Parlement dont les conséquences financières ne sont pas compensées. C’est pourquoi le Conseil fédéral a mandaté un groupe d’experts afin de procéder à un examen des tâches et des subventions de la Confédération. Le rapport est prévu pour début septembre. Sur la base de leurs propositions, nous pourrons faire des choix dans le but de regagner une marge de manœuvre politique.
Un autre moyen d'atteindre des finances saines est d'augmenter la productivité du pays. Quelle relation entretenez-vous avec le Département de l'économie?
Une relation très étroite. Et l’examen en cours des tâches et des subventions a aussi pour vocation d’augmenter la productivité. Il ne s’agit pas seulement de couper dans les dépenses, mais aussi de se demander si les tâches sont effectuées efficacement. Dans sa politique générale, le Conseil fédéral accorde toujours de l’importance aux bonnes conditions cadre de l’économie. La différence d’approche entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) d’un côté, et la Suisse de l’autre, est frappante. J’ai beaucoup d’échanges à l’étranger sur ce thème. J’ai par exemple participé le 13 août à la réunion des ministres des Finances des pays germanophones et me suis rendue aux Etats-Unis pendant les vacances.
Contrairement à ces pays, nous ne misons pas sur les subventions pour stimuler l’économie. Le Conseil fédéral l’a confirmé dans un rapport récent publié sous l’égide de mon collègue Guy Parmelin. L’endettement européen ou américain (pensez aux dépenses de l’Inflation Réduction Act), ce n’est pas une piste que la Suisse entend copier. Les expériences menées jusqu’à présent montrent que nous avons raison de suivre notre propre voie.
Vous comparez volontiers le budget de la Confédération à celui d'un ménage. L'horizon de temps est pourtant bien plus long pour l'Etat, son coût de financement le plus bas de tous les acteurs... Un déficit est économiquement une bonne chose s'il résulte d'investissements qui généreront ensuite des recettes. La Suisse, pays de grands banquiers, ne peut-elle avoir des visionnaires pour ses finances publiques, en particulier pour soutenir la recherche et les infrastructures?
La Suisse reste en tête des classements dans ses investissements pour la recherche. Les écoles polytechniques critiquent le fait qu’on leur retire 100 millions de francs, mais il faut savoir qu’elles ont des réserves de 1,4 milliard... J’estime en outre qu’il est pertinent de comparer l’Etat à un ménage. Les citoyens attendent de l’Etat qu’il ne dépense pas plus que ce qu’il prévoit de recettes.
Je n’ai pas inventé le frein à l’endettement, il a été adopté par le peuple (ndlr: en 2001) à près de 85% et est inscrit dans la Constitution. Un certain endettement de la Confédération reste d’ailleurs possible. D’une part, un léger déficit est admis pour tenir compte de la conjoncture. D’autre part, nous pouvons comptabiliser certaines dépenses de façon extraordinaire, comme nous l’avons fait pour les aides durant la pandémie et l’accueil des réfugiés ukrainiens. En dehors de ces cas, c’est une très bonne chose de ne pas s’endetter.
Malgré notre faible taux d’endettement, nous paierons l’année prochaine environ 1,3 milliard en taux d’intérêt. Avec une dette plus faible, nous pourrions aussi utiliser cet argent pour investir, notamment dans l’éducation et la recherche. Pour un pays comme la Suisse - un petit pays avec sa propre monnaie et une économie forte - une discipline budgétaire est très importante pour la souveraineté politique du pays. De plus, il y a un large consensus au sein du Fonds monétaire international sur le fait que l’endettement international représente un risque énorme pour la stabilité financière mondiale.
L'une des choses importantes que nous devons faire comprendre à l'UE, c'est que la place financière suisse contribue aussi à la compétitivité de l'Europe.
Le frein à l'endettement est-il une bonne excuse pour ne rien décider? Le professeur Cédric Tille, au Graduate institute de Genève, et chroniqueur à L'Agefi, a calculé l'an dernier qu'au moins 15 milliards de francs sont disponibles pour des dépenses supplémentaires d'ici à 2030, et même 25 milliards d'ici à 2050 sans que le taux d'endettement extrêmement bas de la Suisse n'augmente et en respectant le frein à l'endettement, ce qui permettrait de financer des investissements porteurs d'avenir. Se trompe-t-il?
D’autres économistes sont d’un avis différent, comme le professeur Christoph Schaltegger, de l’Université de Lucerne. Le commentaire saint-gallois de la Constitution fédérale contredit également l’avis de Monsieur Tille. Au-delà du débat académique, c’est une question politique. Voulons-nous être prêts à affronter des crises lorsqu’elles se présentent? L’endettement actuel de la Confédération est supérieur à ce qu’il était lors de l’introduction du frein à l’endettement. Or, avec la bonne politique monétaire de la BNS, la discipline budgétaire permet à l’Etat de pouvoir aider quand il faut aider. C’est également une responsabilité que nous avons envers le franc suisse.
Les discussions avec l'UE pour stabiliser l'accès à son marché ont repris en mars, mais elles traînent déjà, comme en témoigne l'annulation de la visite prévue en juin du commissaire européen Maros Sefcovic. Les entrepreneurs sont inquiets. Et pour la place financière, cela signifie que l'accès au marché européen n'est plus qu'un rêve lointain. Que ditesvous aux banquiers?
Le mandat de négociation ne comprend pas de pourparlers pour un accès au marché des services financiers. Les banques privées le souhaitent, mais les banques de taille plus importante sont moins concernées. A mon arrivée au DFF, j’ai néanmoins demandé qu’on reprenne un dialogue régulier sur la réglementation des marchés financiers. Il a été repris en juillet, ici même à Berne. L’une des choses importantes que nous devons faire comprendre à l’UE, c’est que la place financière suisse contribue aussi à la compétitivité de l’Europe.
Ses marchés financiers les plus importants sont Londres et la Suisse, avec Zurich et Genève. Nous en avons aussi discuté avec les ministres germanophones la semaine dernière. Il y a également toujours un grand intérêt au sein de l’UE à aboutir à un marché unique des capitaux. Les discussions ont également lieu en ce sens.
L'accord financier que vous avez signé en décembre 2023 avec votre homologue britannique, Jeremy Hunt, est-il une source d'inspiration pour vos échanges avec l'UE?
Cet accord consacre une reconnaissance mutuelle des législations respectives. Les détails de mise en œuvre de l’accord sont en train d’être préparés par mes services et le Parlement devra les valider. Il s’agit du modèle que nous devrions privilégier en tant que Suisses, car il respecte les législations nationales. C’est toutefois une approche difficile à défendre face à l’UE, qui, elle, pousse vers une harmonisation.
Comment voyez-vous votre rôle de promotion de la place financière? Votre prédécesseur, Ueli Maurera beaucoup voyagé pour la défendre ou lui ouvrir des portes, en Europe et ailleurs. Depuis votre prise de fonction, vous êtes allée à Paris, à Washington, mais pas en Asie. Est-ce volontaire?
Le continent asiatique, probablement Singapour, figurera certainement sur mon agenda. Durant cette première année et demie de fonction, j’ai été principalement occupée par le budget, l’OFDF (ndlr: l’Office des douanes qui a rencontré des problèmes de gouvernance) et la crise de Crédit Suisse. J’ai également choisi de rencontrer en priorité mes homologues européens ainsi qu’américains, dans le contexte de Crédit Suisse. Il reste important de soigner le contact avec les Etats-Unis, qui sont désormais le premier marché d’exportation de la Suisse, devant l’Allemagne. J’ai participé aussi aux réunions du G20. Je rencontre par ailleurs régulièrement le ministre saoudien des Finances, Mohammed Al-Jadaan.
Le rachat de Crédit Suisse par UBS
Le Conseil fédéral assure que le rachat éclair de Crédit Suisse par UBS était la meilleure solution. Or, plusieurs experts estiment dans les rapports qu'ils ont soumis au collège à sa demande que les raisons détaillées de ce choix n'ont pas été suffisamment communiquées. Le Conseil fédéral veut attendre les résultats de la CEP avant de se prononcer sur ce point. Si la CEP ne confirme pas l'avis de ces experts, le Conseil fédéral ne se remettra pas en question dans ce domaine?
Soyons très clair: la chute de Crédit Suisse a été causée par Crédit Suisse et personne d’autre. Manque de profitabilité. changements fréquents du personnel dirigeant, procédures pénales et administratives: on n’arrive même pas à nommer tous les scandales qui ont mené à sa débâcle. Lorsque, le mercredi 15 mars, le retrait de capitaux s’est accentué, nous savions que le lundi suivant nous ferions face à une faillite de l’établissement. Nous avions quatre jours pour trouver une solution qui stabilise les marchés financiers, ainsi que l’économie suisse et internationale. La situation était telle que le cabinet de Joe Biden prenait des nouvelles auprès de la Chancellerie fédérale.
Notre choix était le bon, car c’est celui qui a causé le moins de dégâts. Certes, on aurait pu prendre le risque de la liquidation. Mais lorsque vous êtes dans un gouvernement, est-ce que vous vous amusez à essayer des théories, juste pour pouvoir les essayer? J’étais en contact permanent avec mes homologues: ils ne voulaient pas que nous procédions à une liquidation. De l’avis général, une telle mesure aurait contaminé l’ensemble des marchés financiers, qui sont fortement interconnectés.
Quid d'une nationalisation partielle et provisoire de la banque, que Manuel Ammann, directeur de l'Institut suisse des banques et de la finance de l'Université de Saint-Gall, juge être une option méritant d'être inscrite dans la réglementation des banques «too big to fail» (TBTF, trop grandes pour faire faillite)?
Monsieur Ammann parlait effectivement d’une nationalisation partielle, une idée que le Conseil fédéral n’a pas retenu dans son rapport «too big to fail». Mais au moment fort de la crise, nous étions confrontés au scénario d’une nationalisation totale. Je peux vous dire que c’est le dernier scénario qu’on aurait pu choisir, après la liquidation ou, option moins réaliste, l’assainissement. Nous ne parlons pas d’une petite banque régionale, mais d’une grande banque avec mille filiales. Imaginez un instant la Confédération propriétaire d’un établissement systémique d’importance internationale, avec des sociétés dans tous les coins du monde. Comment gérer cela? C’est une illusion.
Il faut d’ailleurs reconnaître le travail impressionnant que fournissent les spécialistes d’UBS pour absorber l’ex-numéro deux bancaire du pays. Et puis, regardez les exemples de nationalisation à l’étranger, notamment celle de la Commerzbank. L’Etat allemand, qui en est le principal propriétaire, n’arrive pas à s’en débarrasser. Quant à la Royal Bank of Scotland, elle a fait faillite après avoir été nationalisée.
Il est normal qu'UBS défende ses intérêts, parce que les adaptations à venir lui coûteront plus cher.
Selon les rapports d'experts, la hausse des fonds propres n'est pas la meilleure manière de prévenir une crise chez UBS, et n'aurait rien servi à Crédit Suisse, victime à la fin d'une ruée bancaire («bank run»). De nouveaux outils pour gérer ses liquidités en cas de difficulté fonctionneraient mieux. Pourquoi le Conseil fédéral écarte-t-il cette option?
Le Conseil fédéral ne propose pas une seule mesure qui serait la panacée, mais une série de dispositions en différents volets que sont le renforcement de la prévention, la consolidation des fonds propres, le renforcement des liquidités, l’élargissement des instruments de lutte contre les crises, etc. Il s’agit de mettre en place un dispositif global en toute humilité, car les crises ne se ressemblent pas. Nous avons renoncé à un relèvement général des fonds propres, mais proposons de manière ciblée des adaptations là où il y a des lacunes.
Nous voulons rendre possible une résolution d’UBS. C’est difficile. Cela passera aussi par un dialogue international. Mes homologues sont d’accord avec cela. Dans le fond, il s’agit de réintroduire une vraie discipline de marché. Pouvoir échouer, cela fait partie du capitalisme. Il y a des risques juridiques considérables dans le système actuel. Les bâtisseurs du TBTF commencent à s’en rendre compte.
Vous sentez-vous injustement critiquée par le directeur d'UBS, Sergio Ermotti, qui n'est pas d'accord avec le Conseil fédéral sur le thème des fonds propres?
Cela ne m’intéresse pas beaucoup. C’est la politique qui a la primauté. Il est normal qu’UBS défende ses intérêts, parce que les adaptations à venir lui coûteront plus cher. Les réglementations de Bâle III seront appliquées en janvier 2025, et la Finma demandera plus de capital propre à partir de 2026... Et il est normal qu’en ayant une taille plus grande, la banque doive être mieux capitalisée.
Le gouvernement suisse a intérêt à avoir une grande banque qui se porte bien, mais aussi à minimiser le risque pour le contribuable. Il y a une garantie d’Etat implicite pour ce genre d’établissement. Nous devrons réussir à trouver un équilibre entre la compétitivité du marché financier suisse et les intérêts du pays.